L’avion est vraiment une avancée formidable pour le genre humain. L’avion nous transporte, au propre comme au figuré. L’avion fait de nous des citoyens du monde. Et c’est merveilleux. Il est vrai que des générations d’ingénieurs, d’industriels et d’aventuriers audacieux ont travaillé dur pour que l’avion prenne son envol. Il a fallu maitriser les forces aérodynamiques, la résistance des matériaux. Les pionniers ont redécouvert la carte du monde en trois dimensions, loin au dessus du sol mais pas sans contrainte, loin de là. Ces génies du passé ont percé, parfois au péril de leur vie, les mystères de l’air.
Aujourd’hui, un voyageur prend l’avion comme un autobus. C’est sûr, fiable et efficace. Un avion moderne est tellement fiable que la plupart des accidents sont causés par l’homme plutôt que la machine. Dans une large mesure, c’est l’ordinateur qui veille sur votre sécurité. Des stations automatisées au sol et des satellites permettent d’arriver toujours à bon port. Avec la précision du chemin de fer suisse, grâce à cette imposante accumulation de techniques et de sciences, testament de l’ingéniosité humaine, le voyageur peut dormir confortablement, rêvant des paysages lointains qu’il foulera bientôt, un filet de bave coulant sur le coussin calé sous sa tête.
Il faut certes endurer les files d’attente à la douane et à l’embarquement, les étranges cérémonies de déshabillage préparatoire et de rhabillage hâtif, à la manière des amants interrompus. Il faut souffrir les repas approximatifs, les taxis louches. Mais le pire, le plus insupportable bien sûr, sont les autres congénères qu’il faut supporter durant tout le voyage. L’enfer, comme disait Sartre, c’est les autres.
Dans la masse informe et indéterminée des autres voyageurs, permettez moi de distinguer l’espèce particulière qui m’agace le plus : les gens qui applaudissent à l’atterrissage. Dans l’Antiquité, en des temps où on ne connaissait pas l’avion voire la roue, on applaudissait pour faire taire les orateurs. Merci, d’ailleurs, de ne pas applaudir. Aujourd’hui, on félicite un artiste ou un sportif qui vient de réaliser une performance spectaculaire. Le but d’un applaudissement est de célébrer un exploit, de marquer son admiration pour un tour de force.
Dans un voyage en avion, de tour de force, il n’y a point. Des savants érudits, des ingénieurs compétents, des contrôleurs attentifs, des mécaniciens consciencieux, des pilotes parfaitement entrainés, il y en a plein. De la chance, un exploit, un coup de génie ? Nenni. Ces applaudisseurs intempestifs applaudiraient-ils un plombier ? Un chirurgien ? Je ne pense pas. Voilà pourquoi il n’y a aucune raison d’applaudir un atterrissage.
Du reste, vous devez déjà vous lever et rassembler vos affaires, puis quitter l’avion pour retrouver vos bagages. Il faudra attendre devant un tapis roulant désespérément vide que votre valise apparaisse enfin. Retrouver ses bagages en entier, c’est le dernier mystère de l’aviation, la dernière aventure, la dernière parcelle de magie. Et quand enfin, votre valise apparait, nimbée du mystère d’une apparition à laquelle vous aviez cesser de croire, communiant dans la joie d’un retour inespéré malgré les interrogations qui accompagnent cette présence soudaine devant vous du bagage prodigue, alors là seulement, vous aurez le droit d’applaudir.
Retrouvez la chronique hebdomadaire de mes grands combats sur le podcast « On a toujours raison » !
Photo CC-by Visual Applause for the Deaf (Pittsburgh deaf clubhouse), by daveynin